mardi 29 septembre 2009

Yasmina Khadra, La véritée dévoilée

Lorsque j’ai commencé à lire les romans policiers de Yasmina Khadra, j’ai bien sûr cru qu’il s’agissait d’une écrivaine ; j’avais vu des films réalisés par des cinéastes maghrébines qui n’y allaient pas par quatre chemins pour dire quelle vie périlleuse attendaient ceux et celles qui ne se laissaient pas faire. Quand j’ai su que c’était un homme, j’ai apprécié qu’il ait choisi un pseudo féminin, ce qui est rare pour un écrivain ; on voyait (voit ?) surtout des romancières, des poétesses, écrire sous un nom masculin. Franchement, naïvement, j’y ai vu un hommage aux femmes, ce que confirme d’ailleurs Brahim Llob, dans L’automne des chimères, quand il répond à un personnage particulièrement odieux qui l’apostrophe ainsi :
— Alors, tu t’appelles Yasmina Khadra, maintenant ? Sincèrement, tu as pris ce pseudo pour séduire le jury du prix Fémina et pour semer tes ennemis ?
— C’est pour rendre hommage au courage de la femme. Parce que, s’il y a bien une personne à les avoir en bronze, dans notre pays, c’est bien elle.
Donc, bien que féministe depuis plus de quarante ans, je ne partage nullement l’indignation des caricatures de journalistes et d’écrivains évoqués dans L’imposture des mots, et qui cherchent une mauvaise querelle à Mohammed Moulessehoul pour le choix réfléchi et justifié de ce nom de plume.

Le Commissaire Llob est un personnage complexe, humain et attachant. C’est par une de ses enquêtes que j’ai découvert Yasmina Khadra. Sans être interchangeables, l’auteur et son héros se ressemblent ; essayons donc de mieux connaître le commissaire, il le mérite, et comme sa carrière est finie, on peut travailler sur lui comme sur une langue morte.
Qui est Llob ? Né en 1939, au temps colonial, il rappelle volontiers son enfance au village, par exemple dans L’automne des chimères : « Pauvres sans être malheureux, enclavés mais pas isolés, nous étions une tribu et nous savions ce que ça signifiait… Nous étions une race d’hommes libres, et nous nous préservions du monde. » Authentique combattant, héros de la guerre d’indépendance, il entre ensuite dans la police ; devenu commissaire, lucide, intègre, jamais courtisan, il est largement distancé par d’autres conscrits plus réalistes qui lui font amicalement (?) la leçon. « Ce n’est pas un pays que nous servons, mais des hommes… »
« il faut être un sacré taré pour continuer d’aimer et de faire confiance dans un pays où chacun s’évertue à abuser de l’autre pour survivre… » « Le savoir est le pire malheur qui puisse arriver à un homme dans une république gérée par des charlatans… » Malheur à l’honnêteté et à l’intelligence ; sur un épais tapis de corruption, dans un humus bien gras de prévarication et de népotisme, le dégoût et l’écœurement vont laisser croître et prospérer les nouveaux prophètes, aussi répugnants. Dans Morituri, Llob réfléchit : « Je regarde le gourou sur la photo : vingt huit ans. Jamais à l’école. Jamais de boulot. Des pérégrinations messianiques à travers l’Asie, des prêches d’une virulence absolue et une haine implacable à l’encontre du monde entier. Et le voici qui s’érige en redresseurs de torts : trente quatre assassinats, deux tomes de fetwa, un harem dans chaque maquis et un sceptre à chaque doigt. »

Difficile d’être un flic honnête, et inconfortable d’être un intellectuel en pays algérien. C’est le cas d’un psychanalyste (La part du mort ). « Très vite, notre éminent savant s’aperçut que les égards de ses confrères occidentaux n’étaient que des pièges succulents… on ne l’applaudissait plus pour ses recherches ; on saluait ses prises de position contre la dictature qui sévissait au bled. » Ce sentiment d’être manipulé par les medias occidentaux est aussi celui du Dr Jalal, dans Les sirènes de Bagdad, qui, avant de virer intégriste, était, selon lui, considéré comme le «bougnoule de service». C’est certainement juste. Mais si on veut penser autrement qu’en termes d’anéantissement de l’autre, il faut bien qu’il y en ait qui tentent de construire des ponts, de tisser des liens ; c’est ce qu’essaie d’expliquer l’ami écrivain du Dr Jalal.
— Nous avons un instrument inouï entre les mains : notre double culture… L’Occident est dans le doute, d’où le dialogue de sourds opposant la pseudo modernité et la pseudo barbarie.
— L’Occident n’est pas moderne : il est riche. Les barbares ne sont pas barbares, ils sont pauvres, et n’ont pas les moyens de leur modernité.
— Tout à fait d’accord avec toi ; et c’est là que nous intervenons pour remettre les choses à leur place, modérer les tempéraments, réajuster les regards, proscrire les stéréotypes à l’origine de cette effroyable méprise. Nous sommes le juste milieu, l’équilibre des choses.

Sera-t-il entendu ? C’est à espérer, sinon, si les Occidentaux « persistent à cracher sur ce que nous avons de meilleur, ils seront obligés de composer avec ce que nous avons de pire. »

L’incompréhension, la méprise, le mépris, l’inculture, font naître la haine de l’Occident et, même chez les « assimilés », la conversion au terrorisme.
Une séquence emblématique dans Les sirènes de Bagdad : un simple d’esprit considéré comme un terroriste possible par un sergent américain (pas très dégourdi du cerveau non plus) est abattu lors d’un contrôle. Enquête, l’armée d’occupation reconnaît la bavure, et par souci de réparation, propose une indemnité aux parents du jeune homme tué. Ce « prix du sang » est considéré comme l’insulte majeure. « Le colonel américain était sincèrement désolé. Son unique tort : il n’aurait pas dû parler d’argent… on ne parle jamais d’argent à quelqu’un qui porte le deuil. Aucune compensation ne pourrait minimiser le chagrin d’un père effondré sur la tombe de son enfant. Sans l’intervention de Doc Jabir, cette histoire d’indemnisation aurait viré à l’affrontement. » Dans le même roman, Sayed, chef d’une cellule terroriste, assez bien inspiré ici, endoctrine son groupe : « Ils ignorent ce que sont nos coutumes, nos rêves et nos prières. Ils ignorent surtout que nous avons de qui tenir, que notre mémoire est intacte. Que connaissent-ils de la Mésopotamie, de cet Irak fantastique qu’ils foulent de leurs rangers pourris ? De la tour de Babel, des jardins suspendus, de Haroun-al-Rachid, des Mille et Une Nuits ? Rien ! Ils ne voient en notre pays qu’une immense flaque de pétrole…»
Ignorance pour ignorance, celle des jeunes terroristes vaut souvent celle des occupants. Le fanatisme fait bon ménage avec la jeunesse inculte ; il est lié au vide du cerveau et à l’énergie, qui sera maximale si elle n’est pas gênée par la réflexion. Dans ces groupuscules, penser, c’est déjà trahir.
Beaucoup plus difficile à comprendre est le terrorisme des « assimilés ». Dans L’attentat, la kamikaze qui se fait exploser est la femme aimée d’un chirurgien, Amine, Arabe israélien ; le couple paraissait parfaitement intégré. Un ami policier d’Amine réfléchit avec lui à propos de cette conversion. « Je crois que les terroristes les plus chevronnés ignorent vraiment ce qui leur arrive… un déclic quelque part dans le subconscient. Après, tu ne regardes plus le monde de la même manière. Le monde d’ici, tu ne veux plus en entendre parler… La seule façon de rattraper ce que tu as perdu, c’est de finir en beauté : te transformer en feu d’artifice au beau milieu d’un bus scolaire. »
Là, c’est l’humiliation qui est le cataclysme. Le désespoir de ne compter pour rien est dompté par une évidence : les autres sont vulnérables, je peux les dominer. Dans une de ces formules dont il a le secret, Khadra fait dire à un personnage : « Entre s’intégrer et se désintégrer, la marge de manœuvre est si étroite… » L’auteur a le mérite de poser une question essentielle, vitale. Au moins, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.

L’écrivain ne sait pas résoudre les problèmes sociaux, il ne se considère pas comme un prophète, il n’est qu’un témoin. Mais lorsqu’il dévoile une réalité aussi forte, la lecture décoiffe ; je le comparerai à André Brink lorsqu’il parlait de l’apartheid. Une telle œuvre, aujourd’hui, est une nourriture indispensable. Et je n’ai pas parlé du style, très vivant, riche, inventif, une langue facile et souvent drôle, qui peut aller chercher des comparaisons dans l’imaginaire arabe comme des répliques percutantes, jeux de mots venus de la pauvreté, de la désillusion et de la rue. Cette langue se goûte, même si parfois c’est « trop », comme le reconnaît, lucide et impitoyable, le narrateur. Mais ne boudons pas notre plaisir ; face à certains textes exsangues, il est reconstituant de lire quelqu’un qui, depuis qu’il était surnommé « l’écrivain » dans son école de cadets, est fasciné par les mots. « Tout de suite je sus ce que je voulais le plus au monde : être une plume au service de la littérature, cette sublime charité humaine qui n’a d’égale que sa vulnérabilité…le dernier bastion contre l’animalité, et qui, s’il venait à céder, ensevelirait sous ses éboulis les soleils du monde. »

article écrit par Nicole Labonne
publié dans
le numéro deux
de Kaléido.


http://www.yasmina-khadra.com/

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